La Grève générale de 1918 en Suisse

Grève générale à Zürich (1918)

Grève générale de 1918 à Zürich. Source : Wikimedia Commons

1914

Une guerre éclate entre le bloc des Alliés ou Triple-Entente (France, Grande-Bretagne, Russie) et les Empires centraux ou Triple Alliance (Allemagne, Autriche). Elle devient mondiale avec l'entrée en guerre du Japon puis des États-Unis (en avril 1917).

La Suisse déclare sa neutralité et nomme Ulrich Wille, un officier de carrière ouvertement partisan de l'Allemagne et très proche de la famille impériale allemande, au poste de Général. Son élection va diviser le pays, entre les Romands – pro-Français - et les Suisses-allemands - pro-Allemands. La presse romande surnommera cette division « Fossé moral ».

Ulrich Wille par Ferdinand Hodler

Portrait du général Ulrich Wille par le peintre Ferdinand Hodler. Source : Wikimedia Commons

Le Parlement attribue les pleins pouvoirs au Conseil fédéral. Il limite la liberté de réunion et suspend la loi sur les fabriques qui restreignait jusque là le travail à 10 heures par jour.

1916

Au « Fossé moral » s'ajoute un « Fossé social ». Les diplomates suisses rencontrent les plus grandes difficultés à approvisionner le pays en denrées alimentaires de base. Des organismes de surveillance du commerce extérieur sont créées, supervisées et rigoureusement contrôlées par les deux camps en guerre. La Suisse, sans accès direct à la mer, doit soumettre chacune de ses demandes aux belligérants.

Pendant ce temps, le peuple a faim. Mais certaines classes sociales semblent savoir tirer partir de l'économie de guerre. Notamment l'agriculture qui voit son chiffre d'affaires augmenter pendant le conflit proportionnellement aux prix des denrées alimentaires. Régulièrement, les villes ne sont pas ravitaillées et certains n'hésitent plus à qualifier les paysans de « profiteurs de guerre ». Le clivage entre classes se mue en clivage villes-campagnes.

A la pénurie alimentaire et à la hausse des prix s'ajoutent l'accroissement du chômage, des heures de travail et des impôts. Les salaires diminuent, les familles s'appauvrissent notamment à cause de la mobilisation. Les travailleurs étrangers sont eux aussi mobilisés dans leur pays, l'activité du secteur du bâtiment est à l'arrêt et les loyers flambent.

1917

La colère gronde mais le gouvernement ne semble pas accorder d'attention aux revendications des salariés. Nombre de branches industrielles d'exportation - chimie, métallurgie, textiles, machines ou horlogerie - réalisent de gros bénéfices alors que, dans les rues du pays, les manifestations se succèdent.

Pour la première fois, des employés se joignent aux ouvriers, même les femmes protestent contre la faim et la hausse du coût de la vie. Indice évocateur de cette crise sociale, le taux de natalité s'écroule ; de 22 0/00 (vingt-deux pour-mille) en 1914, il tombe à 18 0/00 (dix-huit pour-mille) en 1917. La paix conclue entre patronat et salariat est rompue. Les effectifs des syndicats, des associations de travailleurs et du parti socialiste explosent.

Un événement va mettre le feu aux poudres dans toute l'Europe. En avril 1917 éclate la Révolution russe. Lénine, alors exilé en Suisse, rentre au pays grâce à l'aide de ses camarades communistes suisses, Robert Grimm et Fritz Platten, qui organisent son retour dans un wagon plombé.

La révolution apporte d'immenses espoirs aux classes ouvrière et défavorisée qui voient en l'émergence de cette gauche anticapitaliste la solution à leur situation sociale précaire. Les mouvements insurrectionnels se multiplient, revendiquant plus de protection et de droits pour les travailleurs. Ils ne cesseront d'augmenter en nombre et en intensité jusqu'en 1918, y compris en Suisse.

Tellement que les États-Unis, tête de file du mouvement capitaliste anticommuniste, finissent par s'inquiéter. Ils font savoir à Berne qu'ils interviendront militairement en Suisse en cas de révolution communiste, malgré la neutralité de la Confédération. Ambiance...

1918

L'Allemagne capitule et la première guerre mondiale de l'histoire de l'humanité s'achève.

Celle que tous prédisaient courte dure en réalité 4 ans et laisse plus de 8 millions de morts et 20 millions de blessés sur les champs de bataille. La Suisse, neutre, reste épargnée par les combats.

Mais sur le front social, elle se réveille dévastée, assommée, appauvrie. C'est cette année-là que tout va basculer...

4 février 1918

Le conseiller national socialiste Robert Grimm décide de convoquer une « cellule de crise » qui aurait pour mission d'élaborer des revendications adressées au gouvernement pour défendre les droits des travailleurs. Il s'entoure de membres du PS (Part socialiste) et de l'USS (Union syndicale suisse).

Car à cette époque, les travailleurs suisses ne disposent encore d'aucune protection sociale, 700'000 personnes dépendent de la charité publique et 65 heures de travail sont effectuées chaque semaine, soit 11 heures de travail par jour et 10 heures le samedi. Cette séance donnera naissance au « Comité d'Olten ».

27-28 juillet 1918

Le « Comité d'Olten » organise à Bâle le premier Congrès général ouvrier. Un catalogue de revendications à l'attention du Conseil fédéral est présenté aux salariés présents. Le Congrès décide d'envoyer une délégation chargée de négocier avec le gouvernement. En cas d'échec des négociations, la Grève générale est votée comme moyen ultime de pression.

Dans un premier temps, le gouvernement accepte de discuter avec les représentants du monde ouvrier.

30 septembre – 1er octobre 1918

A Zurich, des employés de banque manifestent pour obtenir une hausse de leur salaire. La situation est parfaitement inédite ! Ouvriers et cols blancs, peu rompus aux grèves, se rapprochent en partageant les mêmes préoccupations et revendications. Le patronat exprime de vives inquiétudes.

19 octobre 1918

Le PS, Parti socialiste, appelle à fêter l'anniversaire de la révolution russe. Dans un climat social et politique particulièrement tendu, cette démarche est interprétée comme une provocation par le gouvernement. Malgré les menaces des autorités, la manifestation est maintenue.

7 novembre 1918

Des troupes de l'armée suisse investissent Zurich en nombre. La cavalerie soutient l'infanterie et s'affiche de façon ostentatoire, attisant la tension. Les soldats font face aux manifestants dans une ambiance électrique.

Le Comité d'Olten se réunit en séance extraordinaire.

9 novembre 1918

Chute de l'Empire allemand.

A Zurich, l'Union ouvrière décide de poursuivre la grève jusqu'au retrait des troupes de l'armée suisse.

10 novembre 1918

A Zurich, après 3 jours de grève, la place Fraumünster devient le théâtre d'affrontements entre manifestants et militaires.

Suite aux événements de Zurich, le Comité d'Olten lance un appel à la Grève générale pour le 12 novembre. Il présente un programme de revendications politiques et sociales en 9 points.

Appel du Comité d'Olten (1918)

Affiche de l'« Appel du Comité d'Olten » à la Grève générale, 11 novembre 1918. Source : Wikimedia Commons

Résumé des revendications du Comité d'Olten :

- Le Conseil national doit être renouvelé sans délai, selon la représentation proportionnelle (chaque parti politique doit être représenté au parlement en proportion du nombre de suffrages obtenus)

- Les femmes doivent pouvoir voter et être élues

- La semaine de travail ne doit pas dépasser 48 heures, soit 6 journées de 8 heures (65 heures par semaine actuellement)

- Les travailleurs âgés et invalides doivent être protégés par une assurance (les futures assurance vieillesse et survivants – AVS – et assurance invalidité - AI)

- Un impôt sur la fortune des gros contribuables doit être introduit pour éponger l'importante dette publique notamment liée à la mobilisation.

- L'armée doit être démocratiquement réformée et encadrée d'une organisation solide qui permettrait, à l'avenir, de garantir le ravitaillement du pays, particulièrement problématique durant la Grande Guerre.

11 novembre 1918

Armistice franco-allemand.

En Suisse, le travail reprend dans toute la Suisse, à l'exception de Zurich.

12 novembre 1918

La Grève générale commence.

Le pays est paralysé ; le nombre de manifestants demeure inégalé à ce jour. 250'000 personnes répondent à l'appel du Comité d'Olten, dont une grande partie de cheminots qui arrêtent le trafic ferroviaire jusque dans les régions les plus reculées. Le général Wille mobilise 100'000 soldats. 3 grévistes meurent à Granges, important centre horloger soleurois.

Grève générale à Berne (1918)

Troupes sur la Waisenhausplatz à Berne durant la grève générale de 1918. Source : Wikimedia Commons

Le même jour, à Berne, la mission bolchévique quitte le pays après que Berne, sous la pression des Alliés, a rompu ses relations avec la Russie - contrevenant ainsi au principe de l'universalité des relations diplomatiques d'un pays au bénéfice d'une neutralité permanente. La mission diplomatique russe est accusée de propagande et d'agitation communiste en Suisse.

Toujours ce même 12 novembre, l'Assemblée fédérale est convoquée en session extraordinaire urgente. La Grève générale est naturellement à l'ordre du jour. La majorité, bourgeoise, durcit le ton. Le Conseil fédéral se sent appuyé pour agir. Ce qu'il fera immédiatement.

13 novembre 1918

Le Conseil fédéral exige la fin de la Grève générale. Les menaces sont claires : l'armée pourrait avoir ordre de tirer sur les gréviste. Il lance un ultimatum au Comité d'Olten.

14 novembre 1918

Au matin, le Comité d'Olten accepte l'ultimatum du Conseil fédéral, de crainte que la Grève générale ne dégénère en violences, comme en Allemagne où la révolte a été sauvagement anéantie par l'armée. De plus, certains paysans et commerçants menacent de ne plus livrer de pain ou de lait aux villes en grève. Le Comité déclare : « la classe ouvrière a cédé devant les baïonnettes, mais elle n'est pas vaincue ».

15 novembre 1918

Reprise générale du travail, la Grève générale n'aura duré que trois jours.

22-23 décembre 1918

Deuxième Congrès général ouvrier à Bâle. Suite à l'échec de la Grève générale, le Comité d'Olten est remanié, élargi et rebaptisé « Comité central d'action ».

29 septembre 1919

Le Comité central d'action, anciennement « Comité d'Olten », siège pour la dernière fois de son histoire. Il n'y aura jamais de dissolution formelle.

Conclusion : La Grève générale de 1918 en Suisse

L'affaire ne va pas en rester là pour les grévistes et en particulier pour leurs leaders. Au lendemain de la Grève générale, la justice militaire met en accusation 3500 personnes, un chiffre-record dans les annales judiciaires suisses. La Grève générale est présentée comme une tentative révolutionnaire par la classe bourgeoise dirigeante.

147 condamnations sont prononcées, parmi lesquelles celles des leaders de la grève qui écopent des peines les plus lourdes. Robert Grimm est condamné à 6 mois de prison ferme.

La Grève générale demeure, à ce jour, le plus important conflit social de l'histoire suisse. Elle restera souvent interprétée comme un échec de la gauche. Pourtant, nombre de revendications du Comité d'Olten seront rapidement mises en place : le temps de travail hebdomadaire sera réduit à 48 heures, une assurance vieillesse et invalidité verront le jour, le Conseil national sera élu à la proportionnelle, ce qui permettra aux socialistes de se renforcer jusqu'à devenir, dans les années 1930, le plus grand parti de Suisse.

Initiative Rothenberger de 1925

Affiche pour l'initiative Rothenberger de 1925. Source : Wikimedia Commons

Initiative Rothenberger de 1925

Affiche pour l'initiative Rothenberger de 1925. Source : Wikimedia Commons

Réussite ou échec, c'est très certainement grâce aux revendications des grévistes du 12 novembre que ces changements sont intervenus si rapidement.

Lénine, un « ami » célèbre exilé en Suisse

La relation entre Lénine, fondateur de l'État soviétique, et la Suisse commence très tôt, en 1895. Tout le monde l'appelle encore Vladimir Ilitch Oulianov, il n'est qu'un simple touriste et n'a que 25 ans.

Lorsqu'il y revient, 5 ans plus tard, il est en exil et ne tarde pas à gagner l'Allemagne puis l'Angleterre, mais c'est à Genève qu'il s'installe dès 1903, où il participe au journal « L'Etincelle » (Iskra).

Lénine en 1914

Vladimir Ilitch Lénine en 1914. Source : Wikimedia Commons

Lors de la révolution de 1905, Lénine rentre en Russie. Mais revient aussitôt, dès 1908, à Genève. Après une courte escale à Paris, il retrouve la Russie où il est incarcéré au début de la Première Guerre mondiale.

Libre, Lénine revient dans cette Suisse qu'il connaît désormais bien. Genève, Zürich. Il participe à diverses conférences en 1915 sur l'invitation du socialiste suisse Robert Grimm lorsque la Révolution russe éclate, en février 1917.

Lénine rentre définitivement au pays, grâce à l'aide de ses camarades suisses, Grimm et Fritz Platten, afin de s'installer à la tête du nouveau régime en place et de l'Internationale communiste. Il meurt en 1924 à l'âge de 53 ans, probablement de la syphilis.

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